Absence d'atteinte au droit moral de l'auteur d'une oeuvre synchronisée et absence de prescription de l'action contre l'éditeur ayant manqué à ses obligations (Cass. civ 1ère, 5 juin 2024, n°22-24.462)

La synchronisation au sein d'une publicité d'une oeuvre musicale et de son enregistrement, modifiés pour les besoins de la synchronisation, ne porte atteinte au droit moral de l'auteur et artiste-interprète qu'en cas d'altération de l'oeuvre ou de déconsidération de de ce dernier.

L'action de l'auteur en responsabilité et en résiliation du contrat de commande d'oeuvre et du contrat d'édition à l'encontre de l'éditeur fondée sur des manquements de ce dernier à ses obligations d'exploitation et de reddition de comptes n'est pas prescrite du seul fait que l'auteur n'aurait pas agi pendant plus de 5 ans après avoir eu connaissance de ces manquements.


1. Les faits

Un producteur audiovisuel a conclu en 2009 avec un compositeur et artiste-interprète un contrat de commande d'oeuvre musicale et d'enregistrement destinés à sonoriser un film documentaire sorti en salles de cinéma en 2011.

Le producteur commanditaire était, comme souvent, éditeur des oeuvres musicales et producteur des enregistrements commandés.

En 2018, le producteur cinématographique a conclu avec une agence publicitaire américaine un contrat de synchronisation portant sur l'exploitation d'une de ces oeuvres musicales et de son enregistrement au sein d'une publicité.

Le compositeur assigna l'éditeur / producteur en réparation de son préjudice et en résiliation du contrat de commande et du contrat de cession et d'édition conclu en 2009 en invoquant le fait :

  • que la synchronisation au sein de la publicité précitée constituait une altération de son oeuvre et portait atteinte à son droit moral du fait "de découpage arbitraire et sans logique, et par l'adjonction d'une « reverb » et de bruitages" ;
  • qu'il aurait par ailleurs perçu une rémunération trop faible en contrepartie de cette synchronisation ;
  • que l'éditeur aurait manqué à ses obligations d'exploitation de l'oeuvre et de reddition de comptes.

La cour d'appel a rejeté les demandes du compositeur en retenant :

  • que le compositeur avait donné son accord pour la synchronisation et que la rémunération versée était en ligne avec les stipulations du contrat de commande et du contrat de cession et d'édition ;
  • que les actions en résiliation des contrats et allocation de dommages et intérêts pour défaut d'exploitation et de reddition des comptes étaient prescrites dans la mesure où le compositeur n'a formulé aucune contestation avant l'action initiée en 2019 alors qu'il avait connaissance des manquements invoqués depuis 2011.

Le compositeur a formé un pourvoi contre cet arrêt en soutenant notamment que la cour d'appel avait violé :

  • les articles L. 121-1 et L. 212-1 (ou plutôt L. 212-2) du CPI en jugeant que les modifications apportées à l'oeuvre et à l'enregistrement ne constituaient pas des violations de son droit moral d'auteur et d'artiste-interprète ;
  • l'article 2224 du code civil en jugeant que l'action en responsabilité et en résiliation des contrats de commande et d'édition étaient prescrites.

2. Les problématiques juridiques

Deux questions se posaient notamment à la Cour de cassation.

2.1 Problématique relative à l'atteinte au droit moral en cas de synchronisation d'une oeuvre et d'un enregistrement modifiés pour les besoins de la synchronisation

La synchronisation d'une oeuvre musicale et d'un enregistrement modifiés (suppression de la fin d’une phrase mélodique et adjonction d’une « reverb »
et d’un bruitage) au sein d'une publicité pour laquelle l'auteur et artiste-interprète avait donné son accord général sans pour autant avoir validé lesdites modifications porte-t-elle atteinte à son droit moral ?

2.2 Problématique relative à la prescription des actions fondées sur les manquements de l'éditeur à ses obligations d'exploitation de l'oeuvre et de reddition de comptes

L'action de l'auteur en résiliation du contrat de commande d'oeuvre et du contrat d'édition et en responsabilité à l'encontre de l'éditeur fondée sur des manquements de ce dernier à ses obligations d'exploitation et de reddition de comptes est-elle prescrite si l'auteur n'a pas agi durant plus de 5 ans après avoir eu connaissance des manquements invoqués ?

3. Les réponses de la Cour de cassation

3.1 Sur l'atteinte au droit moral

La Cour de cassation rejette le pourvoi du compositeur sur ce point en reprenant la règle énoncée par la Cour d'appel selon laquelle "l’exploitation d’une musique de film n’est de nature à porter atteinte au droit moral de l’auteur, y ayant consenti, qu’autant qu’elle risque d’altérer l’oeuvre ou de déconsidérer celui-ci".

Pour la Cour de cassation, l'utilisation d'une oeuvre musicale et de son enregistrement pour sonoriser une publicité, ainsi que les modifications qui y sont apportées pour les besoins de la synchronisation, ne portent donc pas nécessairement atteinte au droit moral de l'auteur et de l'artiste-interprète.

La Cour de cassation valide ensuite l'analyse de la Cour d'appel selon laquelle :

  • i) le compositeur "avait autorisé l’utilisation secondaire d’extraits de la musique pour la sonorisation de films publicitaires, par essence de courte durée, impliquant donc des coupes de l’oeuvre musicale" ;
  • ii) "la suppression de la fin d’une phrase mélodique, l’adjonction d’un « reverb » et d’un bruitage ne constituaient pas une dénaturation ou un détournement de l’oeuvre ou de son interprétation" ;
  • iii) la publicité en cause, "reprenant l’univers sensuel et aquatique de l’oeuvre originale et associant" un créateur réputé dans le domaine du luxe, était exempte "de toute circonstance dévalorisante pour l’oeuvre, son auteur ou son interprète".

Cette solution appelle deux remarques.

En premier lieu, elle ne signifie pas que la synchronisation d'une oeuvre et d'un enregistrement au sein d'une publicité ne porte, de façon générale, pas atteinte au droit moral des ayants droit.

L'existence d'une atteinte, caractérisée par une altération de l'oeuvre ou une déconsidération de l'auteur ou de l'interprète, doit être appréciée au cas par cas, en fonction notamment de l'auteur et de l'artiste-interprète, de la publicité concernée et des modifications apportées à l'oeuvre et à l'enregistrement.

En deuxième lieu, les faits de l'affaire présentaient une particularité tenant à ce que le compositeur et artiste-interprète avait non seulement cédé à l'éditeur et producteur ses droits sur les exploitations secondaires (comprenant les synchronisations) mais a priori également donné son accord exprès pour la synchronisation au sein de la publicité en question, sans pour autant avoir validé les modifications apportées à l'oeuvre et à l'enregistrement au sein de ladite publicité.

On peut se demander si la décision de la Cour de cassation aurait été la même si l'auteur et artiste-interprète n'avait pas donné un tel accord pour la synchronisation au sein de la publicité en question.

3.2 Sur la prescription de l'action à l'encontre de l'éditeur pour manquement à ses obligations

Le Cour de cassation accueille le pourvoi sur ce point et casse l'arrêt d'appel en retenant que "dès lors que l’éditeur est tenu (selon l'article L. 132-12 du CPI) d’assurer à l’oeuvre une exploitation permanente et suivie ainsi qu’une diffusion commerciale, conformément aux usages de la profession et (selon l'article L. 132-13 du CPI) de rendre compte au moins une fois par an, des manquements prolongés de l’éditeur à ses obligations au cours des cinq années précédant l’assignation peuvent justifier une résolution de contrat conclu avec l’auteur".

La Cour de cassation considère ainsi que la Cour d'appel, en ne recherchant pas si les manquements imputés à l'éditeur ne s’étaient pas poursuivis pendant la période de 5 ans précédent l'action de l'auteur, c'est à dire pendant la période non prescrite, n’a pas donné de base légale à sa décision.

L'auteur peut donc agir à l'encontre de l'éditeur ayant manqué à ses obligations d'exploitation permanente et suivie de l'oeuvre et de reddition de comptes, quand bien même il ne l'aurait pas fait durant plus 5 ans après avoir eu connaissance de ces manquements.

Cette décision paraît logique dans la mesure où la solution inverse, retenue par la Cour d'appel, aboutissait en pratique à ce que les manquements d'un éditeur à ses obligations d'exploitation et de reddition de comptes ne soient plus sanctionnables dès lors qu'ils auraient duré plus de 5 ans.

L'éditeur placé dans une telle situation aurait donc pu poursuivre ses manquements indéfiniment sans risque de voir sa responsabilité engagée et le contrat d'édition résilié.